top of page
Photo du rédacteurFrédéric Delarge

Passager de la nuit

Dernière mise à jour : 31 oct.



Conférences et débats
La Nuit. Relief en marbre de B. Thorvaldsen. © Bertel Thorvaldsen


L’époque est tentée par la quête de puissance, la brutalité, la jouissance autoritaire. Nous ne nous en étonnons même plus sauf lors de quelques sauvages répressions et de meurtrières invasions. Dans la jungle du monde pour vivre et survivre il faut oublier nos scrupules, notre douceur, notre générosité, nos hésitations pour endosser le vêtement du guerrier vainqueur et même tenir dans nos mains les armes du soldat.


Passagers de la nuit est le dernier film de Mikhaël Hers qui nous ramène à nos fragilités et nous invite à un tout autre regard sur l’humanité. Une humanité qui se niche dans les agitations insomniaques, les errances nocturnes dans Paris, les doutes intérieurs, les confidences radiophoniques. Elisabeth (Charlotte Gainsbourg) se retrouve seule pour élever ses deux ados après le départ de son mari. Nous sommes au milieu des années 80. Elle n’a jamais travaillé et doit subvenir à leurs besoins matériels tout autant que leurs inquiétudes affectives et sentimentales: Mathias (Quito Rayon-Richter) attiré par la poésie et Judith (Megan Northam) engagée dans le militantisme politique. Elisabeth trouve un emploi à Radio France dans une émission de la nuit mal payée, animée par Vanda Dorval (Emmanuelle Béart). Là, elle rencontre une jeune femme marginale, paumée de la rue, Talulah (Noée Abita).


Et chacun de traverser ses nuits: la quête des copains, d’un lieu pour dormir et de l’héroïne pour Talulah ; les doutes sur elle-même, sur l’éducation donnée, sur son désir de femme pour Elisabeth ; l’ennui au lycée, le désir amoureux pour Mathias.


Hésiode nous raconte que Nyx, la nuit, engendre Hypnos, le sommeil, et son frère jumeau Thanatos, la mort. Nyx est la fille de Chaos, le désordre primordial, ainsi que son frère, Erèbe, l’insondable abîme qui lui est si proche.


Le mythe nous parle de ce que sont nos nuits, réparatrices pour ceux qui sommeillent ou angoissantes et agitées pour les insomniaques. Il nous indique combien l’absence d’Hypnos est dangereuse car elle nous ramène à la fêlure et l’abîme dont nous venons. Hypnos les recouvre et, avec les rêves et les songes, tisse, nuit après nuit, une trame inconsciente, organisatrice et révélatrice, de notre psyché. C’est le sommeil nécessaire et réparateur, qui ne s’étend sur nous qu’avec la détente, le relâchement de tout le système musculaire, l’abandon corporel. La perte du sommeil, au creux le plus profond de la nuit, vers 2 ou 3 heures du matin, nous laisse entrevoir un gouffre d’où surgissent des angoisses redoutables et les peurs les plus inquiètes et irrationnelles contre lesquelles nous avons tant de mal à nous défendre. Thanatos, les pulsions de destruction et de mort, remplace alors son frère et nous attendons, pour nous rassurer et calmer notre agitation, la montée de la lumière et du jour.


Ces Passagers de la nuit sont des réveillés qui ne sont plus capables de l’abandon bienheureux du nourrisson dans les bras maternels ou dans le berceau qui le contient et le protège. Ils sont poursuivis par leurs questionnements, leurs peurs, leurs insatisfactions, leurs secrètes colères, leurs pulsions profondes. C’est tout cela que Vanda recueille dans les confidences des auditeurs. Car la nuit et sa pénombre est aussi le moment de la plus grande intimité avec soi-même alors que dès le jour revenu nous endossons nos uniformes et nos personnages. C’est cette même intimité qui se donne dans ces voix radiophoniques mystérieuses, douces souvent, confiantes, sûres d’être entendues et de rester pourtant anonymes. La solitude de la nuit favorise la levée des secrets, aide à dire l’irracontable, la douleur enfouie ou la nostalgie profonde. Nous savons qu’il nous est plus aisé de nous confier en marchant côte-à-côte de nuit dans les rues assombries plutôt que le jour sur la terrasse d’un café. Paradoxalement ce lien que Vanda entretient pour l’insomniaque alors que tout semble se dissoudre, est fragile et temporaire. La voix inconnue et la parole qu’elle porte permettent aux auditeurs de maintenir un lien avec des vivants sensibles et dévoués derrière leur micro. Dans le désordre de la nuit, alors que le monde s’efface, un ordre incertain mais réel, une civilisation fragile comme une frêle lumière se maintiennent. Comme la voix de la mère rappelle à l’enfant que, même éloigné d’elle, il n’est pas laissé seul face à l’Erèbe et à Thanatos, à ses pulsions et à ses peurs: non abandonné il peut s’abandonner.


La nuit c’est la fragilité nécessaire qui rend au jour les forces indispensables pour ouvrir les yeux sur le monde. Nous le voyons avec tant d’évidence dans le regard d’un nourrisson! Tous ces personnages du film manifestent leur sensibilité, leurs doutes, de la pudeur et de la générosité: Elisabeth, ses enfants, Talulah, tentent des chemins incertains de construction et reconstruction humaine. Ce ne sont pas des héros au sens que nous donnons habituellement d’invincibilité. Ce sont les héros de leur existence comme Ulysse qui affronta les nombreux obstacles de son retour à Itaque, sa patrie, son être même. Malheureusement ici nos héros n’ont pas leur Ithaque, ni une Athéna qui les guide vers leur vérité intérieure. Car Pénélope recèle le secret d’Ulysse en son Palais, dans sa chambre du cœur. Mathias cependant dans sa recherche poétique, qu’il privilégie à toute réussite mondaine, nous indique une voie possible. La poésie est l’alliance que fait le visible avec l’invisible, alliance que l’on ne trouve ni chez Elisabeth qui se contente de retrouver un compagnon, ni chez Talulah qui fuit et disparaît dans le vide anonyme d’une grande ville.


Même si le film se déroule sur le fond d’une époque d’enthousiasme et d’espérances politiques, entre deux élections présidentielles ; même si les personnages sont plein de générosité, de bienveillance et surtout de cette vulnérabilité qui est la marque de notre humanité, on peut regretter qu’ils flottent dans un monde trivial, consumériste, mais sans valeur. Comme s’il suffisait d’entendre la voix apaisante de Vanda pour ramener à terre, hors du gouffre, et de croire que la technique radiophoniquesuffit à repêcher les âmes esseulées. Le film finalement nous renvoie vers les illusions d’un monde bienveillant mais sans aucune charpente.


Frédéric Delarge

[Psychanaliste anthropologique]


[1] Ortho Édition, 2018.





7 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page