Du refoulement au regard : la scène œdipienne revisitée par Trier dans " Valeur sentimentale " (2025)
- Audrey Scotto
- 15 sept.
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 sept.

Le film s’ouvre sur une double déchirure. La première est visuelle : le tout premier plan montre une fissure structurelle courant des fondations jusqu’à la toiture de la maison familiale. La faille est donnée d’emblée, comme une vérité refoulée qui affleure. Mais chacun refuse de la voir et l’imaginaire familial s’arc-boute sur ce déni : la maison se rompt, symbole d’un inconscient familial traversé de failles que nul ne veut reconnaître. La seconde déchirure est narrative : Gustav revient vers ses filles Nora et Agnès le jour de l’enterrement de leur mère. Là où le deuil devrait offrir un espace d’intimité, il impose son projet artistique : les enrôler dans son film autobiographique. Il ne transmet pas un héritage, il réquisitionne. Dès lors, la question est posée : comment être sujet face à un père qui transforme ses enfants en matériaux de son désir ?
Freud montra que la perte oblige à un travail de désinvestissement. Gustav refuse ce travail. Son cinéma devient un écran contre le vide : une mise en scène forcée (au service du narcissisme paternel), qui cherche à colmater la faille plutôt qu’à l’assumer. Le refus de Nora d’entrer dans ce projet n’est pas seulement un geste rationnel : il est la trace d’un refoulement et la promesse d’un retour du refoulé. Comme Freud l’écrivit, le « non » peut fonctionner comme un aveu déguisé : ce qui est récusé témoigne en réalité de sa présence. Le « non » de Nora porte ainsi le sceau de tout ce qui a été enfoui ; la défaillance paternelle, la colère, le désir de reconnaissance, et de ce qui cherche à ressurgir.
Mais la véritable émotion se cristallise dans le lien entre les deux sœurs. Nora, qui rejette le récit paternel, a porté très tôt la charge de la protection : Agnès rappelle qu’elles n’ont pas partagé la même enfance, l’aînée ayant assumé le rôle de gardienne quand la cadette pouvait encore se construire. L’absence d’enfant chez Nora accentue ce contraste : l’une a bâti un foyer, l’autre est restée du côté d’une maternité entravée. En arrière-plan, se dessine le profil d’un père manipulateur : la « valeur sentimentale » ne se limite pas à la maison, elle est aussi ce chantage affectif dont Gustav use et qui imprègne les destins de ses filles. Nora, hantée par l’art comme son père, tente d’y sublimer ses blessures mais en paie le prix d’un syndrome de l’imposteur ; Agnès, plus tôt soumise à l’emprise, a su s’en détacher pour inventer une autre vie. Pourtant, ce n’est pas chacune isolément mais leur relation qui ouvre un horizon de liberté : en reconnaissant leurs différences, elles se donnent mutuellement accès à une altérité qui les délivre de l’emprise paternelle.
Mais si cette altérité entre sœurs ouvre une brèche dans la structure œdipienne, elle n’efface pas le dispositif principal par lequel Gustav maintient son pouvoir : le regard. Freud définit la pulsion scopique comme ce plaisir de voir et d’être vu. Ici, Gustav pose un regard objectivant sur ses filles : elles deviennent objets d’art, objets scopiques, objets de son désir de mémoire. Dans ce jeu de regards père/filles, nous retrouvons le nœud œdipien ; exister pour le père, sous son regard, au risque de s’y dissoudre. Nora illustre cette ambivalence : elle oscille sans cesse entre amour et haine envers Gustav, avec des accès de colère qui disent à la fois son désir de reconnaissance et son refus d’être possédée. La tension œdipienne se rejoue ainsi, dans cette lutte pour échapper au regard tout en cherchant encore à y être reconnue. Mais un autre fil se tisse en parallèle : celui de l’art comme tentative de sublimation des souffrances et des manques. Le cinéma, chez Gustav, cherche à transformer la douleur en œuvre, mais il révèle aussi ses propres limites, incapable de combler le manque. Le lien des sœurs vient alors déplacer ce regard, le fissurer, comme pour répondre à la faille originelle inscrite dès le premier plan du film, faille qui, loin de condamner, ouvre paradoxalement la possibilité d’une altérité.
La bascule finale est décisive : Nora accepte finalement le rôle. Ce geste ne signe pas une capitulation, mais l’entrée consciente dans un conflit qu’elle ne peut éviter. En acceptant, elle se confronte au désir du père au lieu de le fuir. Autrement dit, elle transforme la contrainte en choix, l’assignation en position subjective. Cette transformation devient possible parce qu’en parallèle, le père accepte lui aussi sa finitude (scène où il apparaît alité, fragilisé à l’hôpital). Le deuil de l’imaginaire s’opère alors : nous passons de la vision, imaginaire toute-puissante du père, au regard, symbolique qui ouvre à l’altérité. C’est dans cette double traversée, celle de Nora et celle de Gustav, que s’inscrit la véritable valeur sentimentale.
Audrey Scotto




Commentaires