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Ni Dieu ni monstre : l’énigme Cantat au miroir du mythe

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L’affaire Cantat à l’épreuve du mythe : Héraclès, ou le théâtre de l’impensable


L’actualité judiciaire réveille une blessure mal cicatrisée : la réouverture de l’enquête sur Bertrand Cantat, figure ambivalente d’un artiste adulé devenu meurtrier, ramène à la surface ce que la société avait tenté de refouler. Le droit a parlé ou plutôt a tenté de clore. Mais la société, elle, n’a pas fini d’élaborer. Le suicide de Krisztina Rády, réévalué à la lumière d’un passé déjà chargé par la mort de Marie Trintignant, fait revenir ce qui n’a jamais été intégré. Ce n’est pas le crime que nous refusons d’oublier, c’est son sens qui échappe.


Ici, le mythe devient opérateur. Non pour esthétiser le drame, mais parce qu’il permet d’accueillir ce que le discours juridique ne peut pas dire : la persistance du traumatisme, l’échec de la clôture, l’errance des figures non transformées.


Cantat, ou la figure héroïque avortée


Dans le mythe grec, Héraclès tue sa femme et ses enfants, frappé de folie par Héra. Ce crime inaugural fonde sa trajectoire : il n’est plus un homme, il devient porteur d’une dette symbolique. Douze travaux lui seront imposés, autant d’épreuves non pour racheter, mais pour transformer la faute en figure.


Mais cette métamorphose n’est pas automatique : le chiffre 12 incarne un cycle initiatique, une traversée de la faute par l’épreuve, menant à une forme d’immortalité symbolique. Le héros grec devient mémoire, et non réparation.


Bertrand Cantat, lui, échoue à devenir figure. Sa chute semble moins relever d’un désordre ponctuel que d’une structure moïque : un sujet enfermé dans son image, incapable de la perdre sans s’effondrer. L’artiste adulé devenu meurtrier n’entre dans aucun cycle de transformation. Il ne symbolise pas : il répète. Son retour sur scène, loin d’être héroïsation, devient rejouement d’un impensé. Idole musicale, adulée pour sa noirceur poétique, il bascule dans la brutalité irréversible. L’homme qui chantait ‘Des visages des figures’ devient lui-même l’image figée d’un paradoxe : celui qui séduit en étant criminel, et qui divise par son retour...


Héra, gardienne de l’ordre symbolique

Dans le mythe, Héra n’est pas une rivale blessée, ni une allégorie morale. Elle est une instance structurante du monde symbolique que l’homme transgresse à ses risques et périls.Elle ne punit pas pour corriger, mais pour restaurer une séparation entre les plans de l’humain et du divin, entre le possible et l’interdit. Elle est la garante de la limite, et l’ennemie naturelle de l’hubris ; cette prétention des mortels à l’illimité.


À ce titre, Héra impose à Héraclès ses douze travaux, non pas par vengeance, mais pour le contraindre à faire l’épreuve de sa condition humaine, à retrouver une forme d’humilité tragique, à être digne, non d’un pardon, mais d’une mémoire. Or dans notre monde contemporain, cette figure n’a plus d’équivalent. La société, les médias, la justice, ne transmettent pas la loi structurelle, mais des indignations morales, des oscillations affectives, des réponses imprégnées de ressentiment ou de fascination.


Héra n’a pas été incarnée dans cette affaire. Sa vérité symbolique a été rabaissée, niée, oubliée. Ce qui aurait dû être l’épreuve structurante d’un dépassement tragique a été remplacé par une répétition sans transcendance. Là où le mythe proposait un cadre pour faire passer l’homme à travers sa propre démesure, il ne reste qu’un théâtre d’ambiguïtés, de retours sans élaboration, de discours désaccordés.


Le triangle tragique : Chiron, Prométhée, Héraclès


Un autre épisode du mythe éclaire la scène : Héraclès blesse involontairement Chiron, le centaure sage et immortel. Chiron souffre sans fin. Plus tard, Prométhée, enchaîné pour avoir donné le feu aux hommes, est libéré : Chiron lui cède son immortalité, et meurt enfin.


Dans ce triangle, Héraclès est à la fois destructeur et passeur. Il blesse, mais permet aussi la libération. La clé du mythe ? La finitude. Car il n’est de délivrance que dans l’acceptation de la perte, et d’accès au symbolique que dans la reconnaissance de la limite.

Chiron, en acceptant de mourir, renonce à l’exception de son statut, abandonne l’illusion d’une douleur éternelle, et réalise sa dernière transmission : celle de sa propre fin comme acte fondateur de sens.


Aucun renoncement, ici, n’a été posé. Aucun Chiron n’est mort. Aucun Prométhée n’est libéré. Le drame se perpétue sans métamorphose. Ce que Cantat incarne, ce n’est pas la faute transformée. C’est la souffrance figée.


Répétition, impasse, et refus du seuil


La société contemporaine, en échec de symbolisation, projette sur Cantat un paradoxe impossible : elle exige à la fois sa disparition et sa réparation. Elle ne le bannit pas totalement, ne le réhabilite pas non plus. Elle suspend sa figure. Il devient alors une forme vide : ni héros, ni homme, ni condamné, ni sauvé. Une figure entre-deux, incapable de franchir le seuil que le mythe offrait.


Et c’est là que se loge la tragédie moderne : dans l’absence de scène symbolique. L’affaire ne devient pas récit, elle reste événement brut ; ni oubli, ni mémoire, ni purification, ni deuil.


Cantat, une figure retournée sur elle-même ?


Peut-être faut-il oser aller plus loin ; non pour clore, mais pour entrouvrir une piste vertigineuse : Et si Cantat incarnait à la fois celui qui frappe et celui qui veille à la répétition du coup ?

Non plus seulement Héraclès, figure de la démesure, du passage à l’acte et de l’épreuve, mais aussi Héra, figure d’un Surmoi retourné contre soi-même, d’une mémoire implacable devenue intime, d’un regard accusateur intériorisé jusqu’à la persécution.


Il serait alors à la fois sujet de la faute et geôlier du remords, auteur du drame et gardien de son retour, pris dans une injonction paradoxale : répéter sans pouvoir réparer, exhiber sans transformer, revenir sans jamais renaître.


Ce n’est plus seulement l’échec d’une société à symboliser. C’est l’échec d’un sujet à sortir de la scène. Ni héros, ni condamné, ni homme pleinement, ni mythe totalement. Juste une figure brisée, suspendue, refusant le seuil que le mythe proposait.

Un corps exposé. Une faute connue. Un drame sans fin.


Audrey Scotto


3 commentaires


Marjorie
16 oct.

Quel beau texte et quelle belle écriture bravo. Merci Audrey.

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Invité
11 août

Très intéressant. Très fort. Beau travail. Merci Audrey.

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Chevret
11 août

Superbe texte!

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