Il semblerait que la modernité veuille faire table rase des acquis du passé surtout quand ces acquis nous remettent sérieusement en question. Dans cette perspective Freud reste un grand empêcheur de penser en rond. En tant que psychanalyste je reste un défenseur des apports de ce génie en particulier pour sa découverte majeure du rôle de l’ics dans la psyché humaine qui détermine nos paroles et nos actes au détriment de notre raison.
Avoir illustré cette idée par le recours au mythe grec est une autre preuve de l’importance de son œuvre. Le choix du mythe d’Œdipe est en l’occurrence magistral. Cependant, le déclin de l’influence de la psychanalyse dans notre société doit nous inciter à une réflexion sur le renouvellement de notre pratique et de notre discours. Je vois trop de patients qui échouent dans mon cabinet en désespoir de cause me suppliant presque de laisser tomber les poncifs sur papa et maman fond de tiroir éculé de thérapeute en mal d’inspiration. Ne parlons pas de la recherche obstinée d’un éventuel traumatisme infantile qui permet de faire l’économie d’un authentique questionnement sur un chemin de connaissance mis en impasse jusqu’à l’insupportable.
Je voudrais donc ici montrer à quel point ce mythe dévoile encore et toujours les difficultés tragiques que rencontre l’être humain dans son légitime désir d’humanisation. L’interrogation et la réponse naïve du jeune Œdipe face à la sphinge restent plus que jamais d’actualité.
Rappel sur l’apport de Freud qui doit être courageusement réaffirmé
L’interdit de l’inceste est inscrit dans la loi pénale, donc l’inceste est un crime. C'est-à-dire que la transgression de cet interdit met en danger la vie de la victime. La vie étant considérée ici comme un processus biologique qui dépasse l’idée faussement consensuelle d’une vie purement physique s’opposant mécaniquement à la mort. Si l’inceste est un crime c’est qu’il menace vraiment la vie de l’enfant en tant que devenir humain sur les trois plans unifiés physique, psychique et spirituel. Ce faisant il menace de fait l’idée même de civilisation.
Je ne peux pas ouvrir ce sujet sans revenir sur le concept de castration. Parler de castration fait déjà souffler d’ennui une assistance ouverte à la psychanalyse et fait fuir tous les autres. L’entendement commun ne la considère au mieux comme une atteinte à la liberté et au pire comme la sanction morale d’une faute. La lecture du maître viennois nous apprend clairement que la castration est un moment inaugural dans le processus évolutif qui élève l’enfant à la dignité d’homme. Bien sûr, le mythe décrit une faute terrible dont la méconnaissance ne doit pas différer le châtiment qui sera exemplaire. A notre plus grand déplaisir nous sommes confrontés ontologiquement à la nécessité de subir une sanction douloureuse pour des actes que notre désir inconscient nous impose ! Pire encore celui ou celle qui abat l’épée de justice est le parent tant aimé lui-même complice de la faute. Je comprends que cette histoire cruelle rebute le lecteur incrédule. Et pourtant génération après génération nous devons en déplier le sens pour en transmettre la noblesse de l’esprit.
Heureusement, l’exemplarité du mythe nous aide. Il présente la magnifique incarnation d’une triple castration qui provoque à chaque reprise une séparation aboutissant in fine à l’accès au rapport dialectique du soi au monde.
Dans un premier temps, le bébé né sous la menace d’une malédiction est exposé les pieds liés d’où son nom pieds enflés. Le nourrisson nu et fragile est ainsi jeté au monde où des bras tendres et aimants vont le recueillir et l’élever. Œdipe a trouvé sa famille. Notons l’actualité du sujet de la parentalité qui met l’accent sur le lien parent enfant indépendant de l’origine génétique. Cette origine garde son effet symbolique d’où le droit de l’enfant d’y accéder. Nos lois qui semblent novatrices sont de fait très en retard sur la vérité anthropologique contenue dans le mythe.
La deuxième castration survient lors du voyage initiatique de la fin de l’adolescence. L’oracle annonce au sujet l’épreuve qui l’attend ce qui provoque la fuite. La vanité du déni ne fait aucun doute. Le jeune homme quitte sa famille et devra affronter son destin.
Comment préjuger de la dureté de la troisième castration ? Comment s’y préparer, comment le traverser ? Cette question angoisse à la fois parents et adolescents. Car il ne s’agit pas comme dans le cas des castrations orales et anales de lois éducatives relativement simples à comprendre et à exécuter par les parents. Il s’agit d’un problème destinal où chaque sujet affronte une épreuve singulière qui teste sa valeur.
Le cas d’Œdipe nous démontre le niveau dialectique et éthique nécessaire afin de ne pas manquer ce virage. En effet, sa royauté se manifeste par le pouvoir et la fortune auxquels se rajoutent le bonheur conjugal et paternel. L’homme est comblé. C’est de l’extérieur que provient la difficulté. Le lien entre la peste dans Thèbes et la responsabilité du sujet n’est pas direct. Notre école d’anthropologie a le plus grand mal à montrer la différence entre lien de causalité et relation symbolique, en particulier lorsqu’une maladie somatique est en cause. Et pourtant la peste contemporaine se manifeste clairement à nos consciences angoissées. La maladie cancéreuse se propage sur un mode épidémique et je suivrai volontiers Romain Parent dans son analyse : les maladies inflammatoires, dont le cancer, se développent de façon exponentielles. Le feu du désir non castré couve en nous et explose dans notre corps, lieu originaire de nos pulsions. Le développement de la tumeur signe sur le plan immunologique un processus de désaltération c'est-à-dire que l’altérité ne joue plus son rôle structurant ce qui produit une dé différenciation voire à l’extrême une indifférenciation cellulaire et tissulaire. Sur le plan clinique il existe un rapport direct entre indifférenciation de la cellule néoplasique et gravité de la maladie. Les phénomènes biologiques en cause dans l’oncogenèse traduisent également une dé temporalisation de la position de l’être au monde. L’homme œdipien contemporain cherche indéfiniment à jouir de l’instant présent comme le jeune Œdipe du mythe mais contrairement à lui, il rejette à l’extérieur la responsabilité de tout symptôme qui vient signifier son erreur. Observons la cohérence des processus biologiques avec les phénomènes cliniques et leur interprétation symbolique. Cette généralité ne rend pas compte du caractère individuel de chaque maladie et de sa localisation. De nos jours, la singularité des formes rend compte de l’individuation du sujet ce que le thérapeute prendra en compte dans l’entretien singulier.
Même dans une société antique où la dimension symbolique du rapport de l’être au monde est un patrimoine culturel, Œdipe ne comprend pas. Mais il cherche la vérité car il sait que cette vérité le concerne, nous y reviendrons. Certes, la culpabilité existe mais n’est pas essentielle au regard du qui je suis et du qu’est ce que je fais là. De même, le fort sentiment d’injustice ne le fait pas dévier de sa quête. Donc, la réaction primaire qui consiste à chercher un responsable pour le châtier et faire disparaitre le problème échoue. Le mythe souligne fortement que toute fixation dans la dualité conduit au désastre. Un tiers doit intervenir et pas n’importe lequel, un initié, un sage, un qui voit par delà les apparences, dont le regard aveugle traverse la matière pour atteindre l’esprit : Tirésias. Même celui-là, auréolé de sa réputation divinatoire peine à se faire entendre et se retire devant la colère œdipienne. Nous connaissons la suite.
Pour finir sur ce chapitre de la castration, fondation de la pensée freudienne, je reviens sur la détestation quasi unanime de ce concept. Son auteur a décrit un caractère humain précis, devenu paradigmatique : le sujet œdipien, qu’il soit enfant, adolescent ou adulte. L’actualité journalistique nous renvoie un type de violence particulier qui déchaine les passions et révolte notre sensibilité, les violences sexuelles. Celles qui touchent les enfants sont les plus intolérables et révèlent clairement leur origine si l’on comprend que les phénomènes classiques de transfert généralisent aux ascendants et aux détenteurs d’autorité la position parentale. Mais il en va de même pour les violences faites aux femmes. Le recours au vieux schéma explicatif de la domination masculine trahit la méconnaissance des textes freudiens qui parle bien du père archaïque et de sa violence exercée sur tous les membres du clan comme conséquence de l’absence de castration. Lutter contre la violence commence dans la famille, lieu où elle s’exerce le plus volontiers, par des actes d’apparence violente qui ne détermineront leur valeur que dans l’authentique conscience de leur nécessité.
A l’issue de cette triple castration Œdipe quitte Thèbes pour ne plus y revenir. A l’exemple de son maitre Tirésias il s’engage, aveugle, sur le chemin de sa vie d’homme. Il nous montre ainsi que se séparer ne consiste pas à s’éloigner physiquement. De fait la nécessité oblige ceux qui veulent voir et entendre par l’engagement de tout leur être à savoir d’où ils viennent pour définir où ils vont.
Le mythe touche alors les limites de la psychanalyse telle que Freud l’a conçue et nous invite à prolonger l’aventure à l’aune des défis contemporains parmi lesquels la chute du sens du sacré et particulièrement la défaillance de l’esprit. Sans développer ici la symbolique des maladies neuro-dégénératives dont l’Alzheimer nous observons le parallèle avec le cancer précédemment évoqué.
Qu’est ce que Freud ne dit pas du contenu pourtant explicite de ce Mythe ?
Tous les mythes grecs nous parlent de l’homme et de son rapport au divin. Mais plus que Achille, Héraclès et même Ulysse, Œdipe est un héro profondément humain et moderne. Ce n’est pas une victime ni un anti-héro comme la vulgate semble le considérer. Cherchons à déterminer cette dimension à la fois antique et contemporaine d’un héroïsme exemplaire.
Nous avons évoqué la dimension du sujet de la conscience en devenir chez Œdipe. Dans l’enchainement sans fin et apparemment insensé de la malédiction des Labdacides, il assume son histoire. Il pourrait ressasser à l’envie le cadeau empoisonné qu’il reçoit de ses ancêtres mais jamais. Dans un premier temps il s’engage résolument en parole et en acte vis-à-vis de sa famille et de la cité. Dans la patrie de Socrate cela nous étonne peu, aujourd’hui davantage. Mais il va plus loin, il comprend progressivement que les phénomènes auxquels il est confronté sont pour lui seul. Cette conscience de la solitude ontologique de l’être dans la souffrance de l’épreuve est une dimension indiscutable du héro tragique, celui qui n’est pas abattu par le poids des responsabilités qu’il assume personnellement jusqu’au bout. Il nous donne à réfléchir la radicalité de la position du sujet par rapport aux autres et nous le verrons plus loin par rapport à la divinité.
Cette radicalité apparait plus profonde encore dans son rapport à la vérité. En effet dans ce mythe il n’existe aucune possibilité de ne pas se tromper. L’erreur est obligatoire, consubstantielle à la position de l’être au monde. Quand Œdipe cherche une vérité qui s’oppose objectivement à un mensonge, il échoue. Quand il reprend pour lui-même sa quête qu’il relie à une connaissance de soi, il en vit douloureusement les contradictions mais il triomphe. Triomphe à la Pyrrhus pour l’observateur contemporain avide de satisfaction matérielle. Aucune satisfaction de ce type pour Œdipe, tout au contraire, mais alors quoi ? Jamais le mythe ne nous dit qu’il aurait raison contre qui que ce soit. Il n’y a pas d’opinion ici et encore moins de dogme qu’il soit religieux ou scientifique. La pensée se situe à un niveau philosophique et spirituel, dans un rapport au sens constamment ouvert qui se déploie à chaque nouvelle épreuve.
Je voudrais brièvement corréler cette histoire avec notre problème actuel vis-à-vis de l’écologie. L’origine est du même ordre, l’hubris des anciens qui condamne les générations ultérieures à payer leur faute. La techno-science est ici juge et partie puisque le dogme qui a induit le problème est appelé à corriger l’erreur en employant les méthodes qui l’ont provoquée. Pire encore les experts scientifiques sont appelés à arbitrer pour dire le vrai ! Comment s’étonner que plus personne ne les croit. Au bout du bout de l’absurdité, l’Antigone moderne qui se dresse contre les tenants du pouvoir pour dénoncer le sacrilège est traitée de folle et clouée au pilori médiatico-politique. De toute urgence relisons les mythes et méditons leur sens. Le raisonnable politique de Créon recherche toujours le compromis, la moins mauvaise des solutions devant le pire qui git à sa porte. La vérité selon les 2 héros, un homme et une femme notons le une nouvelle fois, ne peut sortir d’un robinet d’eau tiède. La vérité n’est pas là pour fournir une explication ni une solution clef en main. La vérité donne à voir, elle ouvre un chemin, vise un horizon pour tout être qui désire courageusement s’y engager.
Examinons à présent le rapport au divin dans ce mythe. Chez les héros classiques dont j’ai cité quelques uns des plus renommés les dieux mènent la danse plus ou moins directement. Ils tirent les ficelles en coulisse et le libre arbitre du héro reste limité. Dans son engagement total propre du tempérament héroïque, il ne se satisfait jamais de l’idée d’être objet de la volonté divine d’autant qu’elle reste incompréhensible. Nous notons sur le plan anthropologique une évolution des divinités anciennes, par exemple les Erinyes qui témoignent d’une violence implacable pour maintenir l’ordre sacré qui s’oppose à l’éloignement progressif des divinités plus récentes dans l’ordre célestiel. Apollon et Athéna sont évoqués par Œdipe comme inspirant un logos, pensée et acte dont le sujet porte la pleine responsabilité. La tragédie dont Nietzsche a bien montré la vérité naissante nous apparait dans toute sa noblesse. La radicalité de la position de l’être séparé définitivement des dieux d’un côté, du monde de l’autre introduit le sujet du logos dont Œdipe est le premier héro. Chacune de ses décisions engage son avenir et celui des autres. Il n’y a aucune possibilité de se défausser sur la volonté divine. L’avenir est toujours à inventer. Bizarrement, Freud pourtant athée ne se saisit pas de ce thème. La raison simple est que le mythe reste profondément théologal.
Du début à la fin la divinité est présente, incarnée dans les personnages de Tirésias, de l’oracle de Delphes et dans la mort d’Œdipe telle une véritable épiphanie. Répétons-le ce rapport est indirect, de nature dialectique. D’autre part, nous devons prendre soin de replacer le mythe dans l’histoire de sa créativité. Depuis Hésiode en passant par Homère jusqu’à Sophocle qui nous ont transmis ces récits, l’art et le logos procèdent du même esprit. Poésie, chant, théâtre, sculpture, les muses filles des dieux nous inspirent. L’art comme la politique relève du sacré dont la mesure est l’homme. Nous comprenons mieux la chute vertigineuse de l’esprit qui asphyxie littéralement nos contemporains. L’être constitué de chair et d’esprit se trouve obligatoirement confronté à la nature contradictoire des valeurs transmises par son histoire vis à vis des phénomènes que la nécessité lui présente. La tension spirituelle issue de cette contradiction le met face à sa liberté de choix dont le retour douloureux provoqué par la négativité du moi construit sa conscience et élève son esprit. Ce chemin jalonné d’épreuves trouve sa récompense dans les métamorphoses successives de l’être que la richesse du mythe nous permet véritablement d’observer.
La transition coule de source pour aborder le dernier chapitre de la tragédie. Ce chapitre est créé par Sophocle dans Œdipe à Colonne. Laissons de coté les arrières pensées de politique athénienne. Le texte nous saisit et projette sur la scène de l’immense théâtre d’Epidaure, entre ciel et terre, dans le bois sacré des Euménides, la position du héro devant la mort. Ce n’est pas celle d’un guerrier qui meurt courageusement au combat. C’est un vieil homme qui cherche à finaliser le sens de sa vie dans le regret ineffable de la perte et l’espoir de l’ultime métamorphose. Il n’y aura pas de tombe visible, pas de mausolée. La trace que laisse Œdipe est éminemment spirituelle confondue avec la renommée que la ville d’Athènes gardera pour toujours. La ville de Platon, premier parmi les philosophes, la ville du logos dont chaque sujet s’empare pour s’affronter courageusement à la vie que le destin lui a offert. Entre mythe, philosophie et poésie tragique l’histoire de ce héro continue de nous inspirer pour aborder la complexité et la dureté des épreuves contemporaines. Écoutons les poètes.
Dr MARC GUERY
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